PAOLO ZEDDA
« Le grand air de la fin, chanté par la Cenerentola , est un peu plus qu’un air de bravoure ordinaire; on y trouve quelques lueurs de sentiment:
Perchè tremar perchè?
……………………………………….
Figlia, sorella, amica,
Padre, sposo, amiche ! oh istante!
A la vérité , la mélodie de ces traits de sentiment est assez commune.
C’est un des airs que j’ai entendus le mieux chanter par madame Pasta; il y portait un accent digne de la situation, (…) et éloignait ainsi l’idée importune d’un air de bravoure et fait pour le concert. Au contraire, dans la bouche de mademoiselle Esther Monbelli, à Florence, en 1818, cet air n’était plus qu’un air de bravoure superbement chanté. Rien n’était plus net et plus perlé que le son de cette belle voix conduite avec toute la grace naïve de la méthode antique. On croyait assister à un concert; personne ne songeait au sentiment qui aurait pu animer Cendrillon, et qui n’animait pas la musique.
Quand madame Pasta chante Rossini, elle lui prête précisément les qualités qui lui manquent. «
Stendhal
Ces mots de Stendhal, qui n’aima pas Cenerentola lorsqu’il l’entendit pour la première fois à Trieste, nous aident à donner une définition métahistorique du mot Belcanto, puisqu’ils rendent justice aux véritables héros de cette heureuse étiquette du répertoire vocal: les chanteurs[2].
Ils nous rappellent de plus un détail fondamental de toute écriture musicale: la pauvreté qu’elle peut représenter sans un digne interprète.
Tout au long de cette courte présentation, prendront la parole à la fois des témoins de l’époque, mais aussi quelques éminents chercheurs qui nous ont permis de mieux comprendre les véritables enjeux de cet âge d’or du chant. Rodolfo Celletti et de Roland Mancini vont nous aider à définir cet art vocal qui, par la richesse de ses éléments constitutifs, a dépassé les limites même du phénomène historique qu’il a constitué, devenant alors une formule qui témoignerait d’un chant rendu beau par la bonne technique vocale qu’il déclenche, et non seulement par des qualités vocales exceptionnelles.
En effet, si le premier essaye de démontrer que le Belcanto est un phénomène bien identifiable historiquement (avec en quelque sorte des dates de naissance et de mort!), qui s’arrête avec Rossini, où l’on trouverait déjà les éléments de sa décadence; R. Mancini, tout en étant respectueuex du discours de Celletti[3], dans son célèbre « Que sais-je », ouvre cette formule à sa dimension métahistorique:
(…) il désigne moins un répertoire qu’un style de chant né avec l’opéra à l’aube du XVIIème siècle. (…) [4]
des propos qu’il reprend dans deux de ses récents articles qui portent des titres emblématiques: Le belcanto n’est-il que (le) du bel canto ?[5]
Celletti nous rappelle que ce terme eut une large diffusion en Italie et à l’étranger, entre 1820 et 1830…tandis que le mélodrame belcantiste disparaissait, et qu’il fut utilisé surtout dans un sens polémique et nostalgique (p. 20/21).
C’est ainsi qu’il résume les objectifs et les composantes du belcanto, qu’il écrit systématiquement en un seul mot et avec une minuscule…
-« (…) Sa finalité est celle de susciter l’émerveillement à travers la rareté des timbres , la variété des couleurs et des nuances, la complexité de sa virtuosité et l’abandon extatique du lyrisme. Pour arriver à cela, le mélodrame belcantiste laisse de côté le réalisme et la vérité dramatique, qu’il considère plutôt banales et vulgaires, et les remplace avec une vision fantastique (fiabesca) des sentiments humains et de la nature. Certains éléments ont donc une fonction déterminante: a) ce qu’on appelle hédonisme, qui est en réalité expression de la suavité et de la tendresse pathétique du son vocal; b) la virtuosité, c’est à dire l’hardiesse stupéfiante (ardimento stupefacente) et instrumentale qui est nécessaire pour décrire les merveilles d’un monde fantastique ; c) le langage emblématique et fleuri qui souligne le statut mythique des personnages; d) l’habileté du contrepoint et de l’art de l’improvisation; e) l’abstraction du rapport sexes-rôles, symbolisé par les castrats et par le (en français dans le texte! n.d.t.); f) le goût des voix rares et stylisées en opposition à une sorte d’allergie aux voix considérées communes et vulgaires.
Seulement la présence de tous ces éléments dans un opéra permet de parler de belcantisme. (…) [6]
Le parcours du belcanto historique est parsemé de textes, réflexions et traités de toute sorte[7] qui nous aident à comprendre les motivations de base de ce chant et de son formidable développement.
On retient souvent du belcanto l’élément virtuose, demandé par son écriture et son interprétation, et l’on oublie que le texte sous-jacent a autant d’importance, et qu’il doit s’investir (exprimer des affetti ) aussi bien dans les recitativi que dans l’agilité vocale et dans le legato, bien sûr, où l’ornementation et l’improvisation étaient de rigueur. Un legato magnifié par exemple dans les célèbres « ariosi » ou « larghi » qui deviennent à travers les siècles des véritables tubes du classique: pensons à cet « Ombra mai fu » qui s’éternise dans la pompeuse étiquette: Le Largo de Haendel, musicien belcantiste par excellence.
Giulio Caccini est le premier à marquer noir sur blanc la notion de buon canto (transformée ensuite dans un moins heureux bel canto) et, dans sa Prefazione a Le nuove musiche, évoque le concept de sprezzatura qui l’accompagne, glorifiant ainsi le texte qui garde son lieu privilégié dans les différentes expressions du style recitativo:
(…) la noblesse de cette façon de chanter qu’est le <> (…) qui doit s’exécuter sans se soumettre à une mesure stricte (ordinata), en diminuant plusieurs fois de moitié la valeur des notes, selon les concepts des mots. (…);
Il ajoute que, afin de valoriser
(…) les effets pour (…) exceller dans cet art, il n’est pas tellement nécessaire d’utiliser la buona voce, à utiliser surtout dans les polyphonies (<>), mais plutôt le « bruit » du souflle (<>) (…) [8]
Une façon d’inciter le chanteur à mettre parfois du souffle dans sa voix, pour mieux dire des phrases qui doivent s’imprégner « d’une vraie émotion, transmise par une pensée clairement exprimée par les mots. »[9]
Ces pratiques exécutives vont traverser les deux siècles du belcanto, du recitar cantando de Monteverdi à celui de Gluck, qui choisira la sobriété vocale du castrat Guadagni, qui devient en quelque sorte La Voix de sa réforme. Elles sont aussi attestées dans le témoignage de Stendhal qui évoquait l’accent digne de la situation de Mme Pasta.
Ces concepts seront intégrés par les compositeurs du belcanto qui n’hésiteront pas à les développer à leur guise: Mozart, souvent injustement oublié dans ce filon du chant, en donnant des conseils à Aloisia Weber sur la façon de travailler son air de concert « Ah, lo previdi! », disait dans une lettre du 30/7/1778:
-« (…) je vous recommande surtout l’expression, de réfléchir bien au sens et à la force des mots – de vous mettre sérieusement dans l’état et la situation d’Andromède! – et d’imaginer d’être cette même personne; de cette façon (avec votre très belle voix et votre belle méthode de chant), vous deviendrez en peu de temps infailliblement Excellente. (…) »-
L’importance des mots, soutenus par la belle méthode de chant qu’évoque Mozart, sera aussi la préoccupation principale d’un des maîtres qui se trouve aux antipodes de Caccini, dans une tradition du belcanto, qu’il résume dans sa célèbre méthode de chant.
Il s’agit de Nicola Vaccaj[10], qui recueille le fruit de la vocalité du belcanto, et qui l’utilisera génialement, grâce aussi à la poésie du librettiste par excellence de ce répertoire: Metastasio, poète de la cour impériale de Vienne.
L’originalité de cette méthode, qui est encore utilisée dans le monde entier, consiste dans le fait d’entraîner le chanteur à la richesse et à la complexité du langage musical du belcanto avec des ariettes (des chansonnettes de l’époque!) qui, par la présence du texte, évitent de vider la vocalise de son contenu émotionnel. De plus, dans sa démarche pédagogique, Vaccaj mélange l’approche de l’amateur à celle du professionnel; ce qui est une excellente façon d’encourager les bons chanteurs qui s’y revèleront, à professionnaliser leur chant dans un bon état d’esprit.
En parlant des buts de sa méthode en effet, dans l’introduction, l’auteur nous rappelle:
1) que la méthode a été conçue pour les amateurs, mais qu’elle s’adresse aussi à « ceux qui veulent professer l’Art »;
2) qu’elle évite l’ennui de longues études sur des vocalises insignifiantes;
3) l’importance de la langue italienne et de ses avantages;
4) qu’elle permet de trouver un remède à la difficulté de parler en chantant une langue différente de la sienne (…) en s’abituant à la langue plutôt qu’à des syllabes insignifiantes;
5) qu’elle permet d’exercer avant tout le centre de la voix;
6) qu’il faut transposer les exercices, pour mieux assimiler les règles étudiées.
Si Vaccaj dit qu’une fois appris à chanter en italien, « il devient très facile de chanter dans les autres langues. » c’est qu’il avait compris que la langue italienne offrait un modèle articulatoire applicable à toute autre langue, et non pas qu’elle serait une prétentieuse langue du chant.
Les exercices de Vaccaj permettent encore aujourd’hui d’entraîner des mécanismes physiologiques que l’interprète devra ensuite lui même gérer dans le grand espace de liberté que le belcanto ouvrait à ses chanteurs fétiches: le castrat et le travesti. Mais:
– » (…) il fallait une conjonction rare entre créateur et interprètes.
Elle ne se retrouva plus: de bon artisans manièrent des formules de plus en plus stéréotypées, inégalement servis par des chanteurs dont l’expressivité s’effaça progressivement devant une virtuosité envahissante; l’opéra italien ne devint qu’un étalage de prouesses vocales soutenues par un accompagnement inconsistant. Plus encore que les Cesti, Cavalli, Scarlatti ou Pergolèse, ce sont en fait Bach et Haendel qui mirent le mieux en valeur la matière même du bel canto, en l’enserrant dans un précieux écrin, et en refusant de l’ériger comme une fin en soi. Leurs oratorios, opéras et cantates demeurent le meilleur achèvement du bel canto avant que Mozart et Rossini ne lui impriment de nouvelles directions, ou que Bellini ne voue, de nouveau, à l’art du chant le culte que lui avait rendu Monteverdi. »- [11]
Les airs de bravoure évoqués par Stendhal dans notre première citation ont été donc à l’origine du déclin d’un répertoire qui aura eu le grand mérite de poser de bonnes limites à l’expression chantée du larynx. En respectant ses consignes: la pratique du legato, de l’agilité, des mezza-voce, des sons filés, etc…, les voix ne se portent que mieux, et peuvent garantir de la longévité de l’appareil vocal.
C’est ainsi que le belcanto historique a dépassé son époque pour s’éterniser dans un bel canto métahistorique qui souvent englobe des compositeurs comme Bellini, Verdi (et parfois même Puccini!) qui se sont pourtant éloignés de son esthétique, mais qui profitent bien de l’habileté des chanteurs qui pratiquent ce répertoire. Heureusement encore aujourd’hui est très répandue l’idée que les interprètes qui veulent chanter longtemps doivent au moins alterner d’éventuels répertoires, dit « lourds » (Verdi, Puccini ou d’autres véristes italien, Wagner, Strauss, etc…), avec la ligne vocale et les exigences des répertoires du belcanto historique qui est devenu synonyme de santé vocale.
Paolo ZEDDA
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[1]Stendhal, Vie de Rossini, Parution, Paris 1987, p. 221/222.
[2] Et cela malgré la pensée de Celletti qui n’accepte pas une telle mise en valeur du rôle du chanteur, et impose une autre hiérarchie:« (…) belcantistes sont tout d’abord les compositeurs, puis les librettistes, et seulement à la fin les chanteurs (…) » . Dans Rodolfo Celletti, Storia del belcanto, La Nuova Italia Editrice, 1986, p. 17. Tous les extraits de ce livre, ici présentés, sont traduits de l’édition italienne. Edition française: Histoire du belcanto, Paris, Fayard, 1987.
[3] -« Dans sa remarquable Histoire du belcanto , qui épuise presque le sujet, Rodolfo Celletti a très scrupuleusement défini les composantes d’un art(…)- » Journal de l’AFPC N°4, p. 45.
[4] Roland Mancini, Art du chant,, PUF, 1969, « Que sais-je », p. 57.
[5] Son dernier, avec l’option « du » au lieu de « le », est paru dans Musica Falsa N°2, février/mars 1998. Au courant de l’année 2000 Buchet-Chastel va publier une édition élargie de son Art du chant,.
[6] Celletti, ibidem, p. 16/17.
[7]Quelques titres que l’on trouve dans le commerce en traduction: Pier Francesco Tosi, Opinione de’ cantori antichi e moderni, 1723; Giambattista Mancini, Riflessioni pratiche sul canto figurato, Vienna 1774; Il Corago, ou bien quelques observations pour bien mettre en scène les compositions dramatiques, Firenze(?)1628/1637(?), republié par Leo Olschki à Florence en 1983.
Ce dernier n’est malheureusement pas encore traduit!
[8]Dans: Giulio Caccini, Prefazione a Le nuove musiche, Firenze, 1602; retranscrit et commenté par Rachele Maragliano Mori dans I maestri del bel canto, Roma , De Santis, 1953. pp. 13 et 24.
[9] Ibidem. p. 13.
[10]Nicola Vaccaj, né à Tolentino (près de Macerata) en 1790, composa en tout 16 opéras. A Venise, où deux de ses opéras n’eurent aucun succès, commence sa bonne réputation de pédagogue. Après le succès de “Giulietta e Romeo” (1825) il se rend à Paris en tant qu’enseignant de 1829 à 1831, et séjourne ensuite à Londres pendant 4 ans. il y publie en 1833 son Metodo pratico di canto italiano per camera. A partir de 1836 il rentre en Italie. Il eut alors un deuxième grand succès avec “Giovanna Gray”, opéra interprété par Maria Malibran à la Scala de Milan. Cette célèbre cantatrice demandera d’ailleurs à Vincenzo Bellini de pouvoir remplacer le troisième acte de son opéra Capuleti e Montecchi avec l’avant-dernière scène de celui de Vaccaj du même sujet…
Il enseigna la composition au Conservatoire de Milan dont il fut aussi le Directeur de 1838 à 1844. Dans ce même conservatoire il enseignera le chant jusqu’en 1843. Il mourra en 1848, à Pesaro, la ville de Rossini qui le définissait: – “connaisseur très attentif de la physiologie de la voix (…) qui permet à l’âme de s’exprimer”.
[11]Roland Mancini, Ibidem, p. 59/60.